Quand le voile entre les deux mondes s’amincissait, les esprits traversaient les contrées, trouvant l’hospitalité des vivants. Portes et fenêtres étaient laissées ouvertes, ainsi que tous les passages dans la maison qu’ils avaient l’habitude d’emprunter. La table était recouverte de la plus belle nappe et un repas était laissé : Boued gouel an Anaon 1.
Allumer la lampe du souvenir, car il existe une seule mort : celle de l’oubli.
Le repas des Anaons
En forêt de Brocéliande, dans le village de Concoret vivaient Fanch et sa femme Anna. Deux jeunes paysans qui avaient choisi de s’installer là. Ils avaient quelques champs et bien du courage pour cultiver leur terre. En ce temps là pas de machine mécanique, le blé était couché et battu au fléau. Le mois de novembre venait de commencer et les sacs de farine étaient engrangés depuis quelques temps.
En cette fin d’après midi, Fanch est assis auprès de sa femme dans l’unique pièce à vivre de leur petite maison. Il répare les outils et elle, rapièce les vêtements.
— Anna, voudrais-tu bien faire de la galette ce soir ? tu sais si bien la faire !
— Fanch, il n’y a plus une pincée de farine dans la huche, voilà trois semaines que nous ne sommes pas retournés au moulin.
— Anna, s’il te plait, j’ai tellement envie de manger de la galette, je pars de ce pas chercher de la farine au moulin !
— Fanch, ton ventre est un bien dur maître ! Tu es prêt à te rendre au moulin dans la nuit qui arrive, en ce début du mois de novembre. Allez, tu as gagné, si tu as le courage d’affronter les ombres de la nuit. Je prépare le feu.
Fanch a pris ses jambes à son cou pour aller chercher la farine, il a quitté le village de Concoret en passant devant l’église Saint Laurent, construite avec la pierre rouge du pays. Il a pris la route de la Ville Danet, a passé le lavoir et a bifurqué sur la gauche le long d’un petit étang. Pour franchir la dernière lieue qui le sépare du moulin, il court tant qu’il peut, il fait encore jour. Mais bientôt la pénombre arrive et le chemin s’enfonce entre deux hauts talus. Fanch est alors obligé de ralentir le pas. Bientôt, il avance à tâtons car il y a de très vieux arbres qui bordent le chemin. Des arbres tout à coup qui ressemblent à des silhouettes étranges. Fanch essaye de marcher sans trébucher, il n’est plus très rassuré et regrette un peu sa gourmandise. Le vent dans les arbres produit un étrange murmure, un murmure qui ressemble à des voix humaines. Il s’arrête et s’immobilise, tend l’oreille dans l’obscurité. De part et d’autre du chemin creux, sur le talus, il y a la silhouette de deux arbres aux troncs argentés, leurs feuilles bruissent. Ce sont deux vieux hêtres qui ont entrelacés leurs branches comme pour s’embrasser. Les arbres se mettent à parler et le premier dit à l’autre.
— Tu n’as pas trop froid ?
— Si, je suis glacée jusqu’au os.
— Ce soir chez notre fils, il y a de la galette, c’est la nuit des morts nous pourrions nous réchauffer aux dernières braises et nous restaurer un peu.
Fanch a reconnu la voix de ses vieux parents, morts il y a plus de sept ans. Il part en courant jusqu’au moulin et sur le chemin du retour, il se garde bien de s’attarder dans le chemin creux, sous les deux vieux arbres. Arrivé à la maison, sa femme a préparé le feu dans la cheminée, installé le billig sur son trépied, le saindoux avec son jaune d’œuf, il ne manque plus que la farine.
Mais ce soir Fanch n’a plus faim, après trois galettes vite avalées, il demande à aller se coucher. Sa femme fronce les sourcils mais ne pose pas de questions sur ce changement brutal d’attitude et surtout d’appétit. Elle se doute bien que l’expédition nocturne pour se rendre au moulin a été éprouvante. Avant d’aller se coucher Anna veut éteindre les braises mais Fanch lui demande gentiment de les laisser pour ne pas avoir à rallumer le feu au petit matin. Ils se mettent au lit et dès qu’Anna a posé la tête sur l’oreiller, elle s’en va au pays des songes. Fanch, lui, ne peut trouver le sommeil, il repense à la conversation des deux vieux arbres surprise dans le chemin creux. Il écoute les heures sonnées au clocher de Concoret. Neuf, dix, onze heures.
A la demi de onze heures, il entend comme un bruissement de feuilles qui se rapprochent. Il voit les deux hêtres qui s’avançaient comme portés par la terre. Ils vont par le champ, franchissent le courtil et font trois fois le tour de la chaumière. Ils font un bruit de tonnerre. Fanch se couvre la tête avec l’édredon pour ne pas entendre les branches frottées aux volets. Puis le silence s’installe. Alors il ose regarder à nouveau, dans la pièce au coin du feu, il voit ses parents qui ont repris forme humaine. Son père fume la pipe et sa femme s’est assise à la place de l’ancien aménagé sur le côté de la cheminée. Elle a même relevé pudiquement ses jupes pour profiter de la chaleur du feu. Alors le mari dit à sa femme.
— Alors tu te réchauffes un peu ?
— Oh oui, notre fils a eu la bienveillance de jeter une poignée de copeaux dans la cheminée avant de se coucher et de laisser de la galette pour le festin de nos âmes. Mangeons un peu, avant que notre heure ne revienne…