La réputation de Brocéliande comme lieu féerique, source de prodiges et d’événements surnaturels, précédait assurément l’écriture, puisque les plus anciens auteurs de romans arthuriens lui attribuent clairement cette qualité. Le poète anglo-normand Wace, qui vint en Brocéliande au 12e siècle, est le premier à mentionner dans son Roman de Brut, la présence des fées à Brocéliande et les pouvoirs merveilleux de Barenton. Il concède cependant que, si ces prodiges existent, il n’a pas eu la chance de les voir.
Après lui, avec le Chevalier au Lion, Chrétien de Troyes assure la renommée de Barenton, et Brocéliande devient définitivement la forêt des légendes. La tradition se poursuit durant tout le Moyen Âge dans les grandes suites romanesques de la Table Ronde, et dans des autres romans courtois ou moraux, comme Claris et Laris, le Tournoiement de l’Antéchrist, et cela jusqu’au 15e siècle avec le Roman de Ponthus et de la belle Sidoine. Au 19e siècle, romantisme, renouveau médiéval, sentiment retrouvé de l’identité culturelle bretonne finissent d’ancrer en Brocéliande la mémoire arthurienne.
Quelles raisons peut-on trouver à cette élection de Brocéliande comme modèle et référence de la forêt merveilleuse dans les œuvres littéraires médiévales rattachées à la Matière de Bretagne ? Comment justifier ce choix des auteurs dont aucun n’a écrit ses œuvres à Brocéliande, ou en Bretagne, mais plutôt dans les cours de France, de Champagne, d’Alsace, voire en Espagne ou en Islande ?
Un premier élément nous est fourni par l’archéologie. Plus d’une cinquantaine de tertres funéraires, d’allées couvertes, de coffres, de menhirs et d’alignements furent érigés, du Néolithique à l’âge du Bronze dans la haute forêt. Vaste nécropole, immense temple à ciel ouvert, est-ce voici 5 000 ans que les hommes découvrirent en Brocéliande un lieu différent, habité de forces surnaturelles ? Ou est-ce parce qu’ils commencèrent à la voir ainsi que leurs descendants ont perpétué, sous une forme ou une autre, cette croyance ?
Issu de périodes moins lointaines, le deuxième indice nous vient des temps celtiques. Comme le souligne Christian-J. Guyonvarc’h, « le seul, l’unique sanctuaire celtique, c’est la forêt dense et vivante qui à l’aube de l’histoire couvrait d’immenses étendues de l’Europe du Nord et de l’Ouest. Notre Brocéliande est un lambeau ultime de cette antique splendeur. » Forêt sanctuaire, le nemeton des anciens textes, présence de l’Autre Monde, hauts-faits des dieux et des héros ou aventures solitaires des guerriers, la mythologie des Celtes trouve un écho et un prolongement dans les grands thèmes des romans arthuriens. Le passage obligé par l’aventure forestière révèle le chevalier à lui-même, et celui-ci s’éprouve dans des échanges incessants, guerriers ou amoureux, entre le monde des hommes et l’Autre Monde.
Un peu plus proche de nous, le troisième indice permet de modérer une théorie complaisamment admise qui prétend que Raoul de Gaël, seigneur de Montfort, Comper et autres lieux, compagnon de Guillaume le Conquérant à Hastings, aurait ramené d’Angleterre le goût des légendes de la Table Ronde et les aurait acclimatées en Brocéliande : une greffe soudaine et miraculeusement réussie, mais qui n’explique pas les autres localisations bretonnes de la légende.
Rappelons rapidement les conclusions des travaux de Léon Fleuriot : à l’époque de la conquête anglo-normande, les Bretons sont installés des deux côtés de la Manche depuis près de huit siècles, parlent la même langue, obéissent au même droit, puisent aux mêmes sources mythiques et légendaires. Comme l’écrit Philippe Walter (Le Génie du lieu, Ellug 2002), « la Bretagne est une province doublement celtique. Elle fut anciennement peuplée de tribus celtes au même titre que bien d’autres régions françaises ou européennes avant de connaître la romanisation. Après la chute de l’empire romain, elle fut pour ainsi dire receltisée par les vagues d’immigrants brittoniques venus s’installer sur son sol... Et c’est là que réside peut-être une explication du mystère de Brocéliande. Cette vieille contrée celtique continentale se trouve réinvestie au Moyen Âge par la mémoire celtique insulaire... Dès lors, les antiques vestiges de la mémoire celtique et préceltique continentale se sont trouvé en consonance avec l’imaginaire arthurien brittonique 1 et se sont trouvé réactivés par lui. C’est la raison pour laquelle le très gallois Merlin s’adapte fort bien à cette forêt de Petite Bretagne qui devait connaître une figure similaire remontant à la Bretagne d’avant la christianisation. »
Durant tout le Moyen Âge, les échanges entre la Bretagne insulaire (l’île de Bretagne comme l’on disait alors) et la Bretagne continentale (l’Armorique) s’effectuaient d’autant plus facilement que les populations parlaient la même langue. Toutes raisons qui justifient que des récits dérivés de l’ancienne tradition celtique, transformés certes par les aléas de la transmission orale et révolution des sociétés et des religions, se soient développés sans trop de rupture en Armorique aussi bien que dans l’île de Bretagne.
Les conteurs itinérants, bardes bretons ou gallois, voyageaient par toute l’Europe ; Marie de France ou Chrétien de Troyes, ont recueilli leurs récits, et Chrétien a ainsi découvert le nom et la réputation féerique de Brocéliande et les récits dont elle était le cadre ou l’élément essentiel, sans jamais l’avoir visitée. Mais personne ne soutiendra jamais que les romans arthuriens s’écrivaient d’après nature. Après Chrétien, tous les romanciers médiévaux s’inspirent d’une forêt et d’une fontaine qu’ils n’ont sans doute jamais vues et de héros dont seuls les récits des prouesses sont parvenus jusqu’à eux. En fait, la question n’est pas tant de savoir comment les légendes arthuriennes se sont implantées en Brocéliande, mais plutôt comment Brocéliande, forêt armoricaine, s’est implantée au cœur du roman arthurien.
En tout cas, puisant dans le fonds merveilleux des conteurs bretons, les romanciers médiévaux ont laissé la forêt celtique - Northumberlande, Calidon ou Brocéliande - envahir leurs récits. Aujourd’hui encore, à rechercher la trace de cette mémoire multiple, sur les hauts lieux de Brocéliande, les pas du visiteur rejoignent ceux du pèlerin et la randonnée s’accompagne d’une ferveur toute particulière.
Centre de l’Imaginaire Arthurien
Vous rêvez d’aventures et de chevalerie ? De fées et de dragons ? D’histoires extraordinaires venues tout droit du Moyen-âge ? Vous avez frappé à la bonne porte !